« Je m’en fiche de la décision de justice malienne ! Introduisez l’enfant en territoire belge ! ». (Un juge belge, cité par Rokia TRAORÉ)
Dans une lettre bouleversante datée du 19 novembre 2024 et adressée depuis sa cellule à Rome, l’artiste chanteuse malienne Rokia TRAORÉ livre un témoignage choc de sa lutte contre une « machine judiciaire » implacable. « Fatiguée, terrifiée », mais déterminée à protéger ses enfants, elle dénonce des procédures qu’elle juge arbitraires, marquées par des arrestations répétées et une indifférence à ses droits en tant que mère vivant en Afrique. Dans cette lettre partagée par l’acteur culturel, Claudy SIAR, la Malienne questionne un système qui, selon elle, refuse de reconnaître sa réalité et celle de ses enfants, sacrifiés sur l’autel de préjugés juridiques et culturels.
Rome, le 19/11/2024:
J’ai peur, je ne me sens pas en sécurité. Depuis plus de 5 ans, j’ai peur en permanence. Je découvre un monde où je me sens comme si j’étais rien. Rien à respecter, rien à écouter, rien à protéger ; à l’égard de rien vous ne vous souciez pas des règles à respecter, vous pouvez ignorer les limites à ne pas franchir.Le 1er mai 2019, je reçois par email une citation à comparaître. Envoyé par un cabinet d’huissier de Bruxelles, l’email m’adresse, en pièce jointe, une citation à comparaître du tribunal en droit de la famille de Bruxelles. L’audience à laquelle je suis censée être, ce tiendrait 5 jours plus tard.
Je vis à Bamako avec mes 2 enfants depuis 2016.
Mon avocat à Bamako contacte rapidement une consœur du barreau de Bruxelles afin de faire parvenir au juge aux affaires familiales à Bruxelles les informations correctes concernant ma résidence habituelle et celle de l’enfant dont la garde est réclamée par le tribunal en droit de la famille à Bruxelles, pour son père, un citoyen belge.
Nous fournissons de Bamako les attestations de fréquentation scolaire des écoles à Bamako de mes 2 enfants, c’est-à-dire celles concernées par la procédure belge et son frère aîné qui avait 13 ans à l’époque. Ces attestations de fréquentation scolaires, en primaire et en début d’école secondaire pour l’aîné, justifient la résidence habituelle des enfants à Bamako.
Le droit international et la convention de La Haye prévoyant la gestion par les tribunaux du pays de résidence habituelle de l’enfant des conditions de garde et de droit de visite en cas de séparation des parents. Le tribunal de la famille de Bruxelles n’avait pas la compétence juridictionnelle pour traiter la requête du citoyen belge qui vivait et travaillait en France, à Marseille.Avant notre séparation, le père nous rendait visite à ma résidence à Bamako en attendant qu’il puisse s’organiser professionnellement pour une vie au Mali et des projets en Afrique. À notre séparation, il a pu avoir l’enfant pour des vacances avec lui à sa guise.
Afin de correctement informer le juge à Bruxelles, plusieurs documents justificatifs sont fournis.
En plus de l’incompétence juridictionnelle de la justice belge, le dossier de requête du père, citoyen belge, auprès du tribunal de la famille de Bruxelles, est constitué de fausses affirmations sans preuves, pas de certificats, pas d’attestation.
Nous pensions que, après avoir reçu une citation à comparaître par email, tous ces efforts, par respect pour la justice belge, suffiraient pour informer correctement le juge à Bruxelles et clôturer ce dossier à son niveau.
Mais nous, nous nous trompions. Pour moi et mes enfants venait de se mettre en marche une machine judiciaire sans limite, toute-puissante. Un cauchemar, pas de droit, pas d’humanité. Comme si une femme et ses 2 enfants étaient des criminels à traquer. Six arrestations en sortie d’avion par 4 à 6 policiers européens en exécution de mandat d’arrêt sur base d’une accusation « d’enlèvement, séquestration et prises d’otages ».
Une arrestation et un interrogatoire dans un aéroport, pendant que je voyageais avec ma fille, des menottes aux poignets, bras dans le dos, des chaînes aux chevilles reliées à la taille. Un cauchemar. Pas de règles, pas de droit. Un juge d’instruction belge qui me dit : « Je m’en fiche de la décision de justice malienne ! Introduisez l’enfant en territoire belge ! »C’est un cauchemar. Je ne reconnais rien de tout ce que j’ai connu et que j’ai cru, les valeurs, les convictions, mes repères, mon travail, mes amis, mes projets, tout a disparu. Il ne reste que moi et mes enfants à qui je cache ma peur dans les merveilleux moments de notre vie à Bamako. Organiser leur vie au mieux, leur joie à la maison, à l’école, avec les amis, ce sont les seules choses que j’ai pour oublier ma peur des fois.
Je suis fatiguée d’avoir peur. Je me sens fragile, mais je dois rester debout pour mes enfants. Je ne comprends pas pourquoi moi, une mère vivant en Afrique avec ses enfants, qu’avons-nous fait pour que nos droits ne soient pas respectés et jusqu’où tout cela ira encore ? M’empêcher de voyager et travailler en Europe pour me forcer à introduire ma fille en territoire belge, le chantage dure depuis 5 ans. Et pour l’Europe, c’est normal.
Pendant ces cinq années, le père, citoyen belge, n’est jamais venu voir son enfant au Mali. Il n’a jamais participé à ses frais de scolarité. Il n’a jamais eu aucune idée du budget pour sa nourriture, son habillement. Mais d’un mandat d’arrêt européen à l’autre, d’une prison à une autre, depuis 5 ans, je suis terrorisée.
Pendant 5 ans, ils n’ont jamais arrêté : « Enlèvement d’enfants, enlèvement d’enfant, enlève mon enfant… » Ils veulent enlever mon enfant de sa vie, la séparer de son frère, de ses amis, de sa mère, mais c’est moi qu’ils accusent d’un enlèvement qui n’a jamais eu lieu. Le père, citoyen belge, a décidé de ne plus voir son enfant en attendant qu’elle lui soit livrée, tout frais payé, sur le territoire belge.
Pendant 5 ans, il n’est jamais venu la voir, il ne s’est jamais inquiété de la manière dont elle vit, va à l’école, mange avec une mère qui ne travaille plus et c’est moi qui suis en prison, traitée comme une criminelle. Et ce sont mes enfants qui souffrent de n’avoir jamais été pris en compte par la justice belge. Pas d’enquête menée, pas de questions, que des accusations sans preuves, une volonté et une seule menée : l’enfant en territoire belge pour satisfaire le père citoyen belge.
Je n’ai jamais vécu une telle agressivité. C’est violent, incompréhensible. Comment puis-je abandonner mon enfant dans un tel contexte juridique ? L’enlever de sa vie, de sa tranquillité, sa quiétude pour l’introduire dans un environnement assez violent ? J’ai peur de tout. Mon enfant ne peut plus voyager depuis 5 ans, son frère est traumatisé.
Je suis épuisée, choquée. Mes enfants sont la seule raison pour laquelle je tiens le coup. Ils ne sont pas des riens, leurs droits comptent et mes enfants, mes droits comptent. Quelle est cette règle qui veut qu’un enfant né d’un Africain et d’un Européen vive en Europe, ou en tout cas avec le parent européen ?
Pourquoi cette règle s’applique-t-elle d’abord pour ensuite chercher et trouver sa justification dans les règles de droit, au mépris des droits du parent africain et de l’enfant ?