L’École nationale d’administration (ENA) de Guinée, projet crucial pour la réforme de l’État, vient de voir la pose de sa première pierre. Plus d’une semaine après cet événement, Djénabou Mady KOMA, Directeur Général Adjoint du Centre d’Études, de Recherche et de Formation Parlementaires (CERFOP) au CNT, revient sur l’importance de cette école. Avec un parcours lié à l’ENA du Québec et une implication active depuis 2013, KOMA partage sa vision d’un projet qu’il qualifie comme le « meilleur de la transition » pour transformer durablement l’administration publique guinéenne.
Avec Saa Joseph KADOUNO
Guineepanorama.com : Quel message le gouvernement souhaite-t-il envoyer en posant cette première pierre, et quels sont les enjeux liés à cette école pour la formation des futurs cadres de l’administration publique guinéenne ?
Djénabou Mady KOMA : C’est pour dire que le message de refondation de l’État est en marche. Le gouvernement de la transition est soucieux de l’avenir de la Guinée et aspire à une administration performante pour le développement du pays. Pour moi, c’est maintenant que les Guinéens commencent véritablement à s’intéresser au développement de leur nation. Quand on confie la construction d’un pont à un administrateur, il sous-traite ou prélève des fonds avec un entrepreneur. Au lieu d’utiliser 20 tonnes de ciment, on en utilise 15. Résultat : au lieu que le pont tienne 100 ans, il s’effondre après 30, 35 ou 40 ans. L’argent qui aurait pu servir ailleurs est réinvesti dans la reconstruction du même pont. Regardez nos routes ! Et pourtant, ailleurs, ils construisent des routes durables !
Ce n’est pas qu’une question de volonté. Quelqu’un qui a étudié à l’ENA et qui incarne ces valeurs les intègre dans sa vie. Il est difficile de les changer, même lorsqu’il est soumis aux tentations de corruption dans un environnement où, dès qu’on a une responsabilité, on te dit : « Il faut penser à toi d’abord ». Beaucoup cèdent parce qu’ils n’ont pas appris ces valeurs ni les conséquences de leurs actes sur le développement du pays. Il y a des techniques pour comprendre cela, des techniques enseignées uniquement à l’ENA, pas dans une université classique. Le message est clair : nous devons ouvrir les yeux et comprendre pourquoi, depuis l’indépendance, nous continuons d’exporter nos matières premières sans valeur ajoutée. Sans cette école, nous ne pourrons pas avancer !
J’étais présente à la cérémonie de pose de la première pierre, et j’ai même voulu féliciter l’actuel ministre de la Fonction publique. Bien qu’il soit jeune, il entrera dans l’histoire de la Guinée.
Aucun pays ne peut se développer sans une administration performante. Une administration performante repose sur deux éléments : l’efficacité et l’efficience. L’efficacité concerne les résultats concrets, tandis que l’efficience se rapporte à la gestion des coûts. Aujourd’hui, notre administration publique peine à être à la fois efficace et efficiente. La corruption y a prospéré, car la plupart des dirigeants ne portent pas les valeurs de l’intérêt général, en partie à cause de l’absence d’une école d’administration en Guinée.
L’École nationale d’administration est différente d’une université, d’un institut ou d’un office. Dans le Plan Marshall pour la reconstruction de l’Europe, parmi les sept grandes priorités de la France du général De Gaulle, l’une d’elles était la création de l’ENA de Paris, qui a existé jusqu’au 31 décembre 2021 et a formé les cadres qui ont permis à la France de disposer d’une administration performante pour conduire son développement. C’est ce type de politique qui a manqué à la Guinée.
Que savez-vous de ce projet qui n’est pas nouveau ?
Il y a eu des tentatives de construction d’une ENA en Guinée depuis l’indépendance, mais elles ont toutes échoué. La première tentative notable date du ministre Alpha Ibrahima Kéïra, qui avait prévu de construire cette école à l’intérieur du ministère de la Fonction publique. Après l’achèvement du bâtiment R+3 destiné à l’ENA, ils ont décidé que l’école était prématurée et ont créé le Centre de perfectionnement administratif (CPA) à la place. Dans les statuts du CPA, il était écrit que le centre devait évoluer en ENA, mais cela n’a jamais été fait.
Sékou Kourouma, paix à son âme, a organisé un séminaire pour diagnostiquer l’administration publique, et les résultats ont montré la nécessité d’une ENA en Guinée. En 2013, le projet ENA a été relancé et, en 2015, l’école a été officiellement créée par décret présidentiel. Cependant, l’erreur a été de laisser coexister l’ENA et le CPA dans le même bâtiment, ce qui a empêché l’ENA de se développer. J’ai rejoint l’équipe à cette époque pour appuyer Monsieur Laye Moussa Condé et Monsieur Mamadou Barry.
Je rends hommage à Siaka Kéïta, qui a joué un rôle clé dans la réalisation des études et des infrastructures pour ce projet jusqu’à la pose de la première pierre. Il a fait preuve de persévérance, de vision et de patriotisme.
Le gouvernement a fixé un délai de 13 mois. Est-ce réaliste ?
Le délai est réalisable, à condition qu’il y ait une réelle volonté politique. J’ai pleinement confiance en l’actuel ministre de la Fonction publique. Cependant, certaines actions sont nécessaires pour respecter ce délai, notamment le déguerpissement des occupants illégaux du site. J’appelle le ministère de l’Administration du territoire et les autorités locales à prendre des dispositions immédiates dans ce sens. C’est dans l’intérêt de la Guinée, car c’est le meilleur projet de la transition.
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Qu’est-ce qui pourrait faire la différence entre ce gouvernement et les précédents ?
Ce gouvernement entrera dans l’histoire en construisant l’ENA. Dans 100 ans, on dira que c’est le gouvernement de la transition qui a offert cet édifice à la Guinée. En développant des campus régionaux de l’ENA, pour éviter que les cadres de l’intérieur se déplacent, ce gouvernement se distinguera de tous les autres depuis l’indépendance. Je les soutiens totalement dans cette démarche.
Comment cette école pourrait-elle renforcer l’efficacité, la transparence et l’éthique dans l’administration publique guinéenne ?
Cette école augmentera l’efficacité de l’action gouvernementale en dotant l’administration publique de cadres compétents. Pour être compétent, il faut trois qualités : la connaissance, l’expérience et un ensemble de valeurs. Quand l’un des trois manque, on ne peut plus être qualifié de compétent. Une administration publique composée de cadres compétents est essentielle pour le développement de la Guinée. Malgré nos ressources abondantes, nous peinons à décoller économiquement.
Y a-t-il des exemples dans la sous-région et dans le monde ?
L’ENA existe en Côte d’Ivoire, au Sénégal, au Bénin et dans plusieurs autres pays. J’ai visité l’ENA de Bamako, où l’admission à l’administration publique se fait par concours. Tout le monde n’est pas destiné à servir l’administration publique. J’ai également eu l’opportunité de faire un stage dans l’administration publique de Singapour, l’une des meilleures au monde, qui a propulsé ce petit pays au sommet. L’ENA de Côte d’Ivoire, créée sous Houphouët Boigny, est un exemple de réussite, avec un vaste campus. Ce modèle inspire l’espoir pour la Guinée, et je vous remercie pour l’intérêt que vous portez à ce projet ENA.